Mon ventre prenait de plus en plus de place et je me sentais lourde… Je me sentais surtout fatiguée et Paul me manquait. Je ne savais pas encore ce que ce manque évoquait, il faisait simplement de moi quelqu’un d’incomplet, j’étais pourtant pleine d’une autre vie, de ce troisième enfant, comme un cadeau, un trésor de plus à choyer. Mais Paul ne voyait pas ça ainsi, il ne voulait pas penser comme je le faisais, me disant que c’était bien, que c’était une chance. Lui était inquiet, il pensait que cela serait difficile pour nous, que son job n’était pas encore assez stabilisé et que notre vie ne permettait pas de s’engager dans des dépenses supplémentaires… Bref, il désapprouvait et me faisait comprendre ses craintes dans ses absences de plus en plus fréquentes. Mes soirées à l’attendre devenaient habituelles, et je savais au fond de moi que notre petit garçon, tout lové, là dans mon ventre tendu, ressentait toute ma tristesse et parfois ma colère, comme le ressentaient avant lui, Antoine et Maxime. En les voyant heureux de savoir qu’un petit frère allait compléter notre famille, mon sourire revenait et je me disais alors que pour eux je devais tenir bon, et aussi pour Paul, pour qu’il comprenne que tout ça allait nous faire avancer plus vite plus loin, et surtout plus grand. Nous avons donc dessiné d’autres projets, d’autres envies et inventé des possibles, comme toujours, il faut avancer, sinon on tombe. Finalement la décision fut prise de déménager dans plus grand, dans une maison, avec un petit jardin, bref, avec un peu plus d’espace pour accueillir au mieux notre petit Gabriel. Me revoici donc dans les cartons, une vraie passion, je me demande même parfois en les empilant dans l’entrée si ce n’est pas un peu maladif… Et puis ça y est, on s’installe dans la maison, on défait les cartons dans cet endroit tant attendu, une petite maison dans un lotissement fonctionnel, proche de tous commerces, des transports, des écoles,… Nous avons un petit carré de jardin derrière la maison et un plus petit devant, un grand séjour-salle à manger, une petite cuisine et à l’étage 3 chambres et une salle de bain. C’est juste comme il faut, juste bien pour notre petit troisième bonheur. Gabriel devrait arriver début janvier, cela me laisse le temps d’aménager notre « chez nous », pour y être bien et surtout que Paul s’y sente chez lui, pour avoir envie de rentrer, de rester, que l’on soit le plus souvent tous ensemble… Malgré mes doutes et ma fatigue, je croyais encore à demain et surtout je savais que tout était possible, mais il restait encore les ombres de mon passé à démêler ainsi que le présent de mon mari à réparer au fil des jours, ou plutôt des nuits, celles où, seule, j’affrontais le temps qui l’enlevait à « nous ». Ce « nous » que j’aurai aimé voir exister ce jour où mon ventre me donnait des signes de la délivrance éminente, de la venue au monde de notre troisième enfant…
Ce jour là j’avais rejoint Sophie et toute la tribu chez ses parents depuis la veille. La maison sentait le début de l’hiver, les arbres du jardin avaient perdu leurs feuilles et les allées du parc en étaient jonchées ; le ciel était gris et les oiseaux volaient bas comme pour nous dire qu’il ferait bientôt froid. Nos avions emmitouflé les enfants en y pensant nous aussi, mais courir à cet âge donne toujours trop vite trop chaud, et nous ramassions, Sophie et moi en suivant leurs rires éclatants jusqu’au fond du jardin, leurs écharpes égarées dans les allées colorées de feuilles mortes.
J’avais le ventre tendu et je fatiguais un peu plus à chaque pas… C’est en retournant vers la maison que je senti quelque chose d’inhabituel.
« Sophie ! Je ne comprends pas ce qu’il m’arrive mais ce n’est pas normal, j’ai l’impression d’être trempée… » Je tenais mon bas ventre et respirait profondément, Sophie arriva à ma hauteur et me pris la main, je lui serrai assez fort pour lui faire comprendre mon inquiétude puis la lâcha pour courir comme je pouvais vers la salle de bain. Sophie fit demi-tour pour rappeler les enfants et me rejoindre. Je ne pouvais plus faire grand-chose étant donné qu’un flot incessant s’échappait de moi, un liquide rosé, je commençais à penser au pire, mais il fallait que je garde mon calme, rassurer mon enfant là, tout serrer contre et en moi. « Laura !!?? » Sophie criait derrière la porte : «ça va ? » « Dis-moi !!? » Je respirais calmement pour retrouver mes esprits et savoir quoi répondre et quoi faire. Je repensais à ma nuit sans sommeil à essayer de joindre Paul, à me dire qu’il n’était pas là encore une fois et que j’avais pourtant terriblement besoin de lui, que son fils allait arriver, que je ne voulais pas être seule et que je m’inquiétais de mon état. Je savais que quelque chose n’allait pas. Nous étions le 11 décembre et le terme était prévu le 8 janvier. Il fallait que je consulte rapidement… J’ouvris la porte de la salle de bain et expliquait la situation à Sophie.
« Je viens d’avoir Paul au téléphone, me répondit elle, « nous allons l’attendre, je pense qu’il pourra t’accompagner à la maternité » Je comprenais à son ton et à ses yeux ombrageux que Paul devait avoir encore passé une nuit blanche à errer dans les bars et que son état ne devait pas être très beau à voir. J’avais deviné que je perdais doucement les eaux et que mon bébé allait naître. La fin de la matinée laissait place à un ciel plus lumineux, une longue journée d’hiver se dessinait, je pensais juste à la chance de savoir Paul en route malgré tout, il serait là pour partager ce moment, même en état d’ébriété, même froissé et portant les odeurs d’une soirée à boire et à fumer… Sophie me rassura et me dit qu’elle gardait Antoine et Maxime en attendant de savoir comment tout ça allait finir. Puis Paul arriva. J’avais déjà préparé toutes mes affaires et dit au revoir aux enfants et à mes beaux-parents. Sophie me pris dans les bras évitant les remarques désobligeantes qu’elle destinait à son frère, lui conseillant simplement d’être prudent. J’étais tendue et surtout inquiète pour la suite, il fallait pour l’heure prendre la route, j’allais pouvoir prévenir l’équipe médicale et puis prendre ce temps pour parler avec Paul. J’avais juste envie d’être rassurée sur notre petit bonhomme… L’état de Paul m’importait finalement assez peu mais il me fallait lui exprimer ma tristesse et ce que ces nuits froides à l’attendre me faisaient. Il était en quelque sorte responsable de mon état et je lui en voulais. Mais il fallait reconnaître qu’il était là, et c’était ça, à cet instant, qui prévalait sur tout. Nous étions arrivés directement à la maternité où j’avais fait la préparation à la naissance, je connaissais les lieux, et ça me rassurais déjà un peu. J’explique alors à la sage femme qui me reçoit ce que je ressens et elle m’accompagne dans une salle d’examens, je me sens fatiguée et commence à ressentir une tension dans le bas ventre que je ne reconnais pas. La sage-femme me rassure et me dépose une blouse sur le lit : « Je vous laisse vous déshabiller, le médecin va venir vous voir, ne vous inquiétez pas, nous sommes là et tout va bien se passer, je m’appelle Caroline » Elle défait soigneusement l’emballage de la tenue médicale et attrape le fil qui pend le long du lit. Elle le met en évidence sur le dossier et me montre le bouton rouge :
«si vous avez besoin, surtout n’hésitez pas ! Voilà, je vous laisse le temps de vous préparer, à tout à l’heure… »
Elle avait refermé la porte après m’avoir lancé un joli sourire. Le médecin arrivait quelques minutes après que j’eu enfilé ma tenue, l’examen fut rapide et efficace, je n’avais pas eu le temps de comprendre vraiment mon état que déjà je retrouvais les sensations des contractions. On m’avait installée dans une salle de travail, celui-ci avait en effet déjà commencé depuis quelques heures et pour accélérer la délivrance on m’avait perfusée et administré des produits pour déclencher l’accouchement. Je ne comprenais pas trop la situation d’autant que je perdais connaissance régulièrement et n’arrivais plus à effectuer les gestes qui permettaient de faire que tout se passe bien. J’avais fait une réaction au produit et vomissais, le temps nous manquait, je sentais l’équipe médicale sous tension, j’entendais l’activité cardiaque de mon bébé et le mien se mêler, les bruits assourdissants des machines et des cris de femmes dans les salles voisines et surtout la voix de Caroline… « Encore un effort, vous y êtes presque ! » elle me secouait pour ne pas que je m’évanouisse encore. Et puis soudain tout s’accéléra, ils firent venir Paul « On a besoin de vous !! Allez, il faut faire vite !! Ils me mirent sur le côté Paul me tenait la jambe… « Poussez !! Allez !!, il arrive.., on y va encore une fois ! » Je voyais Paul devenir blanc, des visages penchés sur moi, j’entendais l’électrocardiogramme s’emballer, puis plus rien, je m’étais évanouie à nouveau. « Madame !!, Madame !!» Caroline me tapotait la joue, j’ouvrais difficilement les yeux. Elle me prit la main et la reposait sur le petit être qui remuait sur ma poitrine. Des larmes se mirent à couler sur mon visage, je cherchais du regard les yeux de Paul, il me fit un sourire et quitta la pièce, le moment avait été oppressant et il lui fallait prendre l’air… Je me sentais partir à nouveau et Caroline prit notre petit Gabriel qui partait pour les contrôles de routine, elle me rassura encore : « Il fait un bon poids pour un petit bout né avant terme, tout va bien, on l’emmène prendre un bain, reposez vous ! »
Je ne me suis réveillée qu’une fois dans ma chambre mon petit bonhomme tout endormi dans son petit lit à côté du mien. Il avait passé la fin de la soirée avec les infirmières qui s’assuraient que tout allait bien. Il était à présent un peu comme moi, épuisé de tant d’émotion et d’effort, la vie commençait pour lui vraiment très fort, il fallait penser à prendre des forces, mais d’abord se reposer, dormir, dormir… Paul m’avait rejoint dans la chambre, il était bien secoué lui aussi, je lui avais fait la liste des affaires à apporter le lendemain. Il nous embrassa et referma la porte, je savais qu’il était en état de choc, il avait été pris dans le mouvement d’urgence et n’était pas encore remis de sa nuit d’avant. Je ne voulais pas y penser, il me fallait dormir, et puis cette petite voix, je la connaissais déjà, j’avais déjà peur du résultat, il ne fallait juste pas y penser, juste ça… Je regardais alors juste à côté, tout près de moi, ce petit bout d’homme tout tranquillement endormi, les paupières déformées par son petit bonnet de coton. Il avait les petits poings serrés et relevés près de ses joues ; je l’imaginais rêvant déjà à tous ses combats, à nos vies et à ce qu’elle vaut d’être vécue. La donner à nouveau me remplissait de bonheur et rien que cette joie me rassurait sur ce qu’il y avait à donner encore et aussi à transmettre. Donner, tout est là, c’est ainsi que l’on aime. J’avais hâte de voir ses frères le découvrir, j’avais hâte de les voir ensemble et aussi de pouvoir croire encore à notre chance, celle d’une famille heureuse et fière. La nuit était tombée depuis longtemps et je voyais les yeux de Gabriel s’ouvrir, ses petits pleurs de faim me rappelaient comme tout est bien fait, et que rien ne peut empêcher de rêver, jamais. Je le pris alors tout contre moi et le laissais téter goulûment, être ainsi si faible et si fort à la fois m’extasiait toujours autant. On a la vie devant soi et la donner ça fait grandir encore un peu plus à chaque fois. Etre maman c’est ça, donner la vie et assez d’amour à son enfant jusqu’à ce qu’il soit grand et qu’à son tour il en donne infiniment.
MERCI !